Date
Instance
CJB (concl. A-G) Marque
BIOMILD Numéro de dépôt
Déposant
Campina Melkunie B.V. Texte
Affaire n° A 98/2
COUR DE JUSTICE BENELUX
Conclusions de Monsieur l'avocat général suppléant L. Strikwerda dans la cause de :
Campina Melkunie B.V.
contre
Bureau Benelux des Marques
22 octobre 1999
Résumé des faits de la cause
1. Le 18 mars 1996, Campina Melkunie B.V. (ci-après: Campina) a déposé auprès du Bureau Benelux des Marques (ci-après: le BBM) sous le numéro 867546 la marque BIOMILD pour des produits dans les classes 29, 30 et 32. Ces classes de produits se rapportent à divers produits alimentaires, dont en particulier les produits laitiers.
2. Par lettre du 3 septembre 1996, le BBM a notifié à Campina, conformément à l'article 6bis, alinéa 3, de la Loi uniforme Benelux sur les marques (ci-après: LBM) son intention de refuser l'enregistrement. Le BBM a indiqué comme motifs :
"Le signe BIOMILD est composé uniquement de la qualité biologique et de la qualité douce des produits mentionnés dans les classes 29, 30 et 32. C'est pourquoi le signe est exclusivement descriptif et est dépourvu de tout caractère distinctif au sens de l'article 6bis, alinéa premier, sous a., de la loi uniforme Benelux sur les marques (...); la combinaison des deux éléments n'y change rien."
3. Campina a contesté les motifs invoqués par le BBM à l'appui de son point de vue, mais en vain: le BBM lui a notifié par lettre du 7 mars 1997 le refus de l'enregistrement du dépôt.
4. Par une requête fondée sur l'article 6ter de la LBM qui est parvenue au greffe de la cour d'appel de La Haye le 6 mai 1997, Campina a ensuite saisi ladite cour d'une demande tendant à ordonner au BBM l'enregistrement du dépôt.
Campina a basé sa demande, en ordre principal, sur la thèse que le signe BIOMILD est une marque admissible pour les produits considérés dont on ne peut dire - contrairement à la décision du BBM - qu'elle est dépourvue de tout caractère distinctif pour ces produits, et, en ordre subsidiaire, sur la thèse que la marque - utilisée pour des produits laitiers - a acquis, depuis son dépôt, un caractère distinctif suffisant à cause de la consécration par l'usage.
5. Par ordonnance du 11 septembre 1997, la cour d'appel de La Haye a rejeté la requête de Campina.
La cour a rejeté la thèse principale de Campina sur la base d'une motivation qui, aux termes de l'ordonnance de renvoi du Hoge Raad der Nederlanden (point 5.3 des motifs), doit se comprendre comme suit:
(a) le signe est composé des éléments BIO et MILD ;
(b) chacun de ces éléments est dépourvu de tout caractère distinctif pour les produits en cause ;
(c) un signe formé de la combinaison de deux éléments dépourvus chacun de tout caractère distinctif est lui-même dépourvu de tout caractère distinctif, sauf si des circonstances additionnelles font en sorte que la combinaison soit davantage que la somme des parties ;
(d) cette dernière condition n'est pas remplie dans le cas d'espèce car le signe ne témoigne pas d'une quelconque créativité ;
(e) il résulte des points (a) à (d) : (1°) que le public ne percevra pas le signe comme une marque mais comme l'indication d'une qualité (à savoir comme l'indication d'une combinaison des propriétés commercialement essentielles du produit, désignées par les éléments BIO et MILD) et (2°) que le signe, comme indication de qualité, doit rester à la disposition des concurrents de Campina. La cour a rejeté la thèse subsidiaire de Campina en s'appuyant sur une motivation dont l'essentiel, aux termes de l'ordonnance de renvoi du Hoge Raad der Nederlanden (point 5.4), doit être compris comme suit :
(a) dès lors que l'article 6ter LBM impose uniquement au juge d'examiner si le BBM a refusé à bon droit d'enregistrer le dépôt, seule la situation prévalant au moment du dépôt est en principe déterminante dans la procédure basée sur cette disposition ;
(b) il en irait autrement s'il avait été fait usage de la faculté prévue à l'article 3 de la première directive du Conseil des CE, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des Etats membres sur les marques, 89/104, cet article disposant qu'un dépôt ne peut être refusé si le signe a acquis un caractère distinctif depuis le dépôt, mais cette éventualité ne se présente pas.
6. Par une requête parvenue au greffe du Hoge Raad le 11 novembre 1997, Campina s'est pourvue en cassation contre l'ordonnance de la cour d'appel de La Haye. Elle a présenté un moyen de cassation articulé en deux branches qui est dirigé contre le rejet par la cour de la thèse primaire (branche 1 du moyen) et de la thèse subsidiaire (branche 2 du moyen) de Campina.
7. Par ordonnance du 19 juin 1998, le Hoge Raad a demandé à la Cour de Justice Benelux de statuer sur neuf questions d'interprétation de la LBM.
8. L'ordonnance de renvoi est basée sur les faits suivants (point 6.1 en liaison avec les points 3.1 et 3.2 des motifs de l'arrêt) :
(i) Le 18 mars 1996, Campina a déposé auprès du BBM la marque BIOMILD pour des produits dans les classes 29, 30 et 32.
(ii) Par lettre du 3 septembre 1996, le BBM a adressé à Campina la notification visée à l'article 6bis, alinéa 3, de la LBM. Campina a contesté les motifs invoqués par le BBM à l'appui de son point de vue, mais le BBM lui a notifié par lettre du 7 mars 1997 le refus de l'enregistrement du dépôt.
(iii) Campina a ensuite saisi la cour d'appel de La Haye dans le délai et a demandé une mesure sur pied de l'article 6ter de la LBM. La cour a refusé cette mesure.
(iv) Le vocable BIOMILD est un mot nouveau en ce sens qu'avant le dépôt il ne faisait pas partie de la langue néerlandaise.
(v) BIO comme MILD ont des synonymes auxquels on peut raisonnablement recourir en vue d'indiquer au public que le produit considéré possède la combinaison des propriétés désignées par ces termes.
(vi) Depuis au moins le mois de septembre 1996 Campina a employé la marque BIOMILD à une grande échelle et a fait une publicité intensive pour son produit offert sous cette marque, de sorte que déjà au moment où le BBM a décidé de refuser l'enregistrement du dépôt (7 mars 1997), il fallait admettre que le caractère distinctif du signe s'était accru sensiblement, du moins qu'il était né de la consécration par l'usage.
9. Les questions d'interprétation de la LBM sur lesquelles le Hoge Raad a demandé à la Cour de Justice Benelux de se prononcer sont les suivantes. Le Hoge Raad a noté à cet égard qu'il ne convient de répondre aux questions II à IX que s'il est répondu affirmativement à la question I.
I. Faut-il admettre que les décisions rendues en vertu de l'article 6ter sont susceptibles d'un pourvoi en cassation si et dans la mesure où le droit national concerné de la procédure civile permet de former un pourvoi en cassation contre les décisions rendues sur requête par le juge civil ?
II. Le BBM doit-il baser ses décisions visées à l'article 6bis, alinéa 1er, uniquement sur le signe, tel qu'il a été déposé, et les produits mentionnés à cette occasion, en d'autres mots : le BBM décide-t-il uniquement in abstracto ou est-il autorisé sinon tenu de prendre aussi en considération d'autres faits et circonstances dont il a connaissance (par exemple qu'avant le dépôt le déposant utilisait déjà le signe à une grande échelle comme une marque pour les produits concernés), autrement dit, est-il autorisé sinon tenu de décider in concreto ?
III. La réponse à la question II est-elle également valable pour la décision du BBM portant refus de l'enregistrement du dépôt, telle que visée à l'article 6bis, alinéa 4 ?
IV. La réponse à la question II est-elle également valable pour la décision judiciaire concernant la requête prévue à l'article 6ter ?
V. A supposer qu'il soit autorisé sinon tenu de décider in concreto dans une procédure intentée en vertu de l'article 6ter, le juge doit-il alors prendre uniquement en considération les faits et circonstances qui se sont présentés au plus tard au moment du dépôt ou lui est-il permis de fonder sa décision également sur des faits et circonstances postérieurs ?
VI. Pour apprécier in abstracto la question de savoir si un signe constitué d'un mot nouveau composé de divers éléments possède un caractère distinctif suffisant pour servir de marque pour les produits concernés, faut-il considérer que cette question appelle en principe une réponse affirmative même si chacun de ces éléments est dépourvu en soi de tout caractère distinctif pour ces produits, et qu'il n'en irait autrement qu'en présence de circonstances additionnelles, par exemple si le mot nouveau constitue une indication manifeste et d'emblée compréhensible pour chacun d'une combinaison commercialement essentielle de propriétés qui ne saurait être désignée autrement que par le mot nouveau ?
VII. Si la question VI appelle une réponse négative, faut-il alors admettre – toujours dans l'hypothèse d'une appréciation in abstracto – qu'un signe constitué d'un mot nouveau, lequel est composé de divers éléments qui, par eux-mêmes, sont chacun dépourvus de tout caractère distinctif pour les produits concernés, est lui aussi dépourvu de tout caractère distinctif,
en sorte qu'il faut admettre en outre : (1°) que le public ne percevra pas le signe comme une marque mais comme l'indication d'une qualité (à savoir comme l'indication d'une combinaison des propriétés du produit désignées par ces éléments) et (2°) que le signe (bien que n'appartenant pas au langage courant jusqu'au dépôt) doit, comme indication de qualité, rester à la disposition des concurrents du déposant,
et qu'il n'en irait autrement qu'en présence de circonstances additionnelles qui feraient en sorte que la combinaison des éléments soit davantage que la somme des parties, par exemple si le mot nouveau témoigne d'une créativité quelconque ?
VIII. La réponse à la question VII est-elle différente lorsqu'il existe des synonymes pour chacun des éléments constitutifs du signe de sorte que les concurrents du déposant qui veulent montrer au public que leurs produits possèdent également la combinaison des propriétés désignées par le mot nouveau, puissent raisonnablement le faire en se servant de ces synonymes ?
IX. La réponse aux questions VI à VIII est-elle influencée à un titre quelconque par le fait que suivant le Commentaire commun, le BBM pourra refuser " uniquement les dépôts manifestement inadmissibles " en vertu de l'article 6bis ?
10. Les parties ont ensuite déposé des mémoires auprès de la Cour de Justice Benelux et plaidé devant ladite Cour. Le gouvernement néerlandais comme le gouvernement belge ont fait parvenir des observations écrites à la Cour de Justice Benelux.
11. Avant d'examiner les questions posées, je souhaite faire observer ce qui suit. La modification de la LBM au 1er janvier 1996 faisant suite au Protocole du 2 décembre 1992 par lequel les articles 6bis et 6ter mis en cause présentement ont également été ajoutés à la LBM visait (entre autres) à mettre en application la première directive du Conseil des CE du 21 décembre 1988 rapprochant les législations des Etats membres sur les marques, 89/104, JOCE L40 (ci-après: la directive sur les marques). Les questions d'interprétation de dispositions de la LBM qui entrent (notamment) dans le champ d'application de la directive sur les marques doivent être soumises à la Cour de justice des Communautés européennes. Saisie, à titre préjudiciel, par le Hoge Raad, la Cour de justice a décidé (CJCE 4 novembre 1997, affaire C-337/95, Dior/Evora, Rec. 1997, p. I- 6013) que lorsqu'une question relative à l'interprétation de la directive sur les marques est soulevée dans le cadre d'une procédure se déroulant dans l'un des Etats membres du Benelux et portant sur l'interprétation de la loi uniforme Benelux sur les marques de produits, une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, comme le sont tant la Cour de justice du Benelux que le Hoge Raad der Nederlanden, est tenue de saisir la Cour de justice en vertu de l'article 177 (ancien, actuellement art. 234) du traité CE. Cette obligation est toutefois privée de sa cause et ainsi vidée de son contenu quand la question soulevée est matériellement identique à une question ayant déjà fait l'objet d'une décision à titre préjudiciel dans le cadre de la même affaire nationale. Cette dernière phrase signifie que lorsque le Hoge Raad, avant de saisir la Cour de Justice Benelux, a fait usage de son pouvoir de déférer la question soulevée à la Cour de justice, la Cour de Justice Benelux est déliée de son obligation de poser une question matériellement identique à la Cour de justice et, inversement, que lorsque le Hoge Raad n'a pas saisi préalablement la Cour de justice, la Cour de Justice Benelux est tenue de déférer la question soulevée à la Cour de justice, le Hoge Raad étant alors délié de l'obligation de poser une question matériellement identique à la Cour de justice.
12. Dans la présente affaire, le Hoge Raad a choisi de ne pas poser lui-même d'éventuelles questions d'interprétation concernant la directive sur les marques à la Cour de justice, mais de laisser à la Cour de Justice Benelux le soin d'apprécier si et dans quelle mesure, pour répondre aux questions II à IX qui lui sont soumises par le Hoge Raad, il est nécessaire de poser des questions préjudicielles à la Cour de justice (point 5.1 des motifs de l'ordonnance de renvoi). Je note à ce propos que depuis lors la cour d'appel de La Haye, dans une procédure ex art. 6ter (ordonnance du 3 juin 1999, BIE 1999, 82), a posé à la Cour de Justice Benelux et à la Cour de justice des questions d'interprétation qui concernent respectivement la LBM adaptée et la directive sur les marques et correspondent, en tout ou en partie, aux questions soulevées dans la présente procédure. Pour autant que de besoin, je me reporterai à ces questions dans la suite de mon exposé.
Examen de la question I
13. La question I concerne un point de droit procédural qui n'a pas été réglé explicitement lors de la modification de la LBM par le Protocole du 2 décembre 1992: la décision rendue en vertu de l'article 6ter est-elle susceptible d'un pourvoi en cassation si et dans la mesure où le droit national concerné de la procédure civile permet de former un pourvoi en cassation contre les décisions rendues sur requête par le juge civil? Tant le texte de l'article 6ter que le Commentaire commun sont muets sur ce point.
14. Une réponse négative à la question n'est préconisée ni dans le cadre de cette procédure, ni en dehors de celle-ci. Les deux parties à la présente procédure, l'avocat général Langemeijer dans ses conclusions précédant l'ordonnance de renvoi de même que les gouvernements belge et néerlandais dans leurs observations écrites adressées à la Cour de Justice Benelux défendent le point de vue que la décision rendue en vertu de l'article 6ter est susceptible d'un pourvoi en cassation. Ce point de vue est partagé par D.W.F. Verkade et par Ch. Gielen dans leurs annotations de l'ordonnance de renvoi dans NJ 1999, 26, resp. IER 1998, 26.
15. Je souscris à cette opinion qui rencontre l'adhésion générale. L'argument déterminant est à mon sens que les termes de la loi et du Commentaire commun renferment le principe qu'il s'agit d'une procédure ordinaire par requête devant le juge civil, sa seule particularité étant qu'il est passé outre au premier degré de juridiction. L'emploi du mot "irrévocablement" à l'article 6bis, alinéa 5, indique que, dans l'esprit du législateur Benelux, une voie de recours existe contre les décisions rendues en vertu de l'article 6ter. S'il n'y avait aucune voie de recours (en cassation), l'adverbe "irrévocablement" serait dénué de sens, dès lors que la LBM ne prévoit pas une voie de recours quelconque qui pourrait affecter le caractère irrévocable de la décision de la juridiction désignée à l'article 6ter. L'observation du Commentaire commun (sous I. Considérations générales, 1. Introduction, sous 6) suivant laquelle il est possible de faire appel devant les "juridictions civiles" indique que le législateur Benelux est parti du principe qu'il s'agit en l'occurrence d'une procédure ordinaire par requête devant le juge civil et non d'une procédure sui generis dans laquelle les juridictions désignées à l'article 6ter le seraient à titre de juridiction administrative. Si le législateur Benelux avait envisagé une procédure administrative particulière à l'article 6ter, on ne s'explique pas bien que la loi ne dise pas un mot de l'aménagement de cette procédure ni des modalités suivant lesquelles elle doit être engagée. L'ajout "si et dans la mesure où le droit national concerné de la procédure civile permet de former un pourvoi en cassation contre les décisions rendues sur requête par le juge civil" dans l'énoncé de la question est donc à sa place, comme le montre ce qui précède: étant donné que la disposition de l'article 6ter repose à l'évidence sur le principe qu'il s'agit d'une procédure ordinaire sur requête devant le juge civil prévue par le droit national concerné de la procédure, c'est ce droit national de la procédure qui régit dès lors le point de savoir si et, dans l'affirmative, de quelle manière un pourvoi en cassation peut être formé contre les décisions de la juridiction désignée à l'article 6ter.
16. Pour ces raisons, je pense que la question I appelle une réponse affirmative.
17. Si votre Cour répond affirmativement à la question I, la condition sous laquelle le Hoge Raad a posé les questions II à IX se trouve remplie et il convient alors d'y répondre également.
Examen des questions II à V
18. Les questions II à V sont centrées sur le contrôle que le BBM et ensuite le juge sont appelés à exercer en vertu respectivement des articles 6bis et 6ter, ainsi que sur les faits et circonstances qu'ils doivent ou sont en droit de prendre en considération en vue de ce contrôle. Les questions se prêtent à un examen conjoint.
19. Je postule ce qui suit. L'article 6bis, début et sous a, dispose que le BBM refuse d'enregistrer un dépôt lorsque le signe déposé ne constitue pas une marque au sens de l'article 1er, "notamment pour défaut de tout caractère distinctif comme prévu à l'article 6 quinquies B, sous 2, de la Convention de Paris. Toutefois, la Convention de Paris mentionne dans cette disposition, outre le défaut de "tout caractère distinctif", deux autres motifs de refus des marques, dont le deuxième est pertinent dans la présente affaire, à savoir le fait d'être "composées exclusivement de signes ou d'indications pouvant servir, dans le commerce, pour désigner l'espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, le lieu d'origine des produits ou l'époque de production". Vu également l'article 3, § 1er, de la directive sur les marques qui juxtapose (points b et c) les catégories "défaut de caractère distinctif" et "exclusivement descriptif" et la formulation de l'article 6bis,aliéna 1er, sous a, de la LBM ("notamment"), il faut admettre que la catégorie "exclusivement descriptif" telle que visée dans la Convention de Paris (article 6 quinquies B, sous 2, à partir du mot "ou bien") et la directive sur les marques (article 3, § 1er, c) relève des motifs de refus prévus à l'article 6bis, alinéa 1er, sous a, de la LBM. Je m'abstiendrai d'examiner les rapports mutuels entre les différentes catégories de motifs de refus. Voyez à ce sujet en bref l'avocat général Langemeijer dans ses conclusions avant l'ordonnance de renvoi, sous 2.2, et en outre C.J.J.C. van Nispen, Het onderscheidend vermogen van een merk; Europese norm, nationale praktijken, BIE 1997, p. 363 et suiv., p. 365. Pour une analyse fouillée de la notion marque descriptive (avant et après l'adaptation de la LBM à la directive sur les marques), je renvoie à J.H. Spoor, Beschrijvende merken beschreven, dans: recueil Gerbrandy, 1991, pp. 201-222; du même auteur, Beschrijvende merken - een complex fenomeen, dans: Un quart de siècle de droit Benelux des marques, 1996, pp. 179-191.
20. La distinction que le Hoge Raad fait entre les appréciations in abstracto et in concreto est un élément important dans les questions II à V. Il ressort de la question II que le Hoge Raad veut dire par une appréciation in abstracto que la décision est basée exclusivement sur le signe tel qu'il a été déposé et les produits mentionnés à cette occasion, et par une appréciation in concreto que la décision prend aussi en considération d'autres faits et circonstances connus de l'autorité qui statue, le Hoge Raad donnant comme exemple la circonstance qu'avant le dépôt le déposant utilisait déjà le signe à une grande échelle comme une marque pour les produits concernés.
21. Je serais d'avis que l'appréciation in abstracto est difficile à réaliser au sens strict. L'appréciation in abstracto devra elle aussi se baser sur la signification du signe. L'usage qui est généralement fait d'un signe est déterminant pour sa signification. Ainsi en va-t-il notamment des mots. Leur signification est déterminée par l'usage qui en est fait dans la vie sociale et - donc aussi - la vie économique. C'est pourquoi l'usage qui est fait du mot fait, par la force des choses, partie intégrante de l'appréciation in abstracto, même si cet usage concerne l'usage du mot par le déposant, par exemple à des fins publicitaires. Dans cette mesure, l'appréciation devra toujours s'effectuer in concreto. Pour déterminer si un mot est à considérer comme exclusivement descriptif, il est, en effet, il est impossible de faire abstraction de l'usage de ce mot dans la vie sociale et économique, sous peine de porter atteinte à la signification de ce mot.
22. Cette conception se trouve confirmée dans un arrêt de votre Cour rendu à l'époque de l'ancienne LBM (Cour de Justice Benelux 5 octobre 1982, affaire A 81/4, "Juicy Fruit", Jur. 1981-1982, p. 20 et suiv.), dans lequel il fut décidé
"que la question de savoir dans quelles conditions un ou plusieurs mots dont se compose une marque régulièrement acquise doivent être considérés comme exclusivement descriptifs ne se prête pas à une réponse dans l'abstrait, celle-ci dépendant de l'appréciation des particularités du cas d'espèce."
J'estime que la réponse ne saurait être différente avec la LBM actuelle, adaptée à la directive sur les marques: la conception du droit selon laquelle la question ne se prête pas à une réponse dans l'abstrait découle nécessairement de la nature du critère: il se conçoit difficilement d'apprécier dans l'abstrait, c'est-à-dire indépendamment de l'usage du mot dans la vie sociale et économique, la question de savoir si un mot est exclusivement descriptif.
23. Un autre argument à l'appui de la conception que je défends repose sur la circonstance que l'on peut enregistrer une marque qui doit son caractère distinctif (exclusivement) à la consécration par l'usage (article 3, § 3, de la directive sur les marques). Qu'un mot qui était à l'origine exclusivement descriptif ne puisse pas être refusé ultérieurement comme marque en raison de l'usage spécifique qui en a été fait par le déposant ou, s'il a été enregistré, ne soit pas susceptible d'être déclaré nul implique une appréciation in concreto. L'appréciation dans l'abstrait ne permettrait pas d'entériner la consécration par l'usage. C'est pour cette raison également que l'on ne peut pas admettre que le BBM doive baser ses décisions visées à l'article 6bis, alinéas 1 et 4, exclusivement sur une appréciation dans l'abstrait. Dès lors que la loi n'impose aucune restriction sur ce point à la censure des décisions du BBM par le juge, il en va de même, me semble-t-il, pour la décision judiciaire portant sur la requête définie à l'article 6ter.
24. Dans la mesure où la difficulté soulevée dans les questions II à IV porte sur l'interprétation de la directive sur les marques, il ne me paraît pas opportun pour le moment de poser des questions préjudicielles à la Cour de justice. Dans son ordonnance du 3 juin 1999 dont il a été fait état ci-dessus (§ 12), la cour d'appel de La Haye a déjà saisi la Cour de justice de questions sur ce point (questions IVa, V et VI). Dans ces conditions, il est à recommander que votre Cour réserve à statuer dans la présente affaire sur les questions II-IV posées par le Hoge Raad jusqu'à ce que la Cour de justice ait statué sur les questions susvisées émanant de la cour d'appel de La Haye. Je relève au surplus qu'il résulte d'une décision récente de la Cour de justice (CJCE 4 mai 1999, affaires jointes C-108/97 et C-109/97, "Chiemsee") que cette Cour prône une appréciation in concreto pour l'application de l'article 3, § 1er, sous c), de la directive sur les marques (l'affaire portait sur la validité d'une marque composée d'une indication de provenance). Voyez au sujet de l'arrêt H.M.H. Speyart, Natte luiers en droge surfers, NTER 1999, p. 187 et suiv.
25. La question V a pour objet de savoir si le juge, à supposer qu'il soit autorisé sinon tenu d'apprécier in concreto dans une procédure intentée en vertu de l'article 6ter, est fondé à prendre en considération des faits et circonstances postérieurs à la date de dépôt.
26. Différents arguments plaident en faveur d'une réponse négative à cette question.
27. En premier lieu, il découle, me semble-t-il, de l'économie des règles prévues aux articles 6bis et 6ter, comme le confirme d'ailleurs le commentaire de l'article 6 dans l'exposé des motifs, que la juridiction d'appel désignée à l'article 6ter a uniquement pour mission de vérifier si la décision du BBM portant refus d'enregistrer une marque est correcte. Ceci exclut que la juridiction soit tenue ou en droit de prendre en considération des faits et circonstances dont le BBM n'a pas pu tenir compte.
28. Cette restriction apportée à la liberté d'appréciation de la juridiction désignée à l'article 6ter n'affecte pas non plus - et c'est un deuxième argument - la situation du déposant. En effet, rien n'empêche le déposant de faire, après le refus du dépôt, un usage du signe de manière qu'il satisfasse aux conditions d'enregistrement et d'effectuer alors un nouveau dépôt.
29. De plus - et c'est un troisième argument - cette restriction apportée à la liberté d'appréciation de la juridiction ne préjudicie pas à la liberté des concurrents de (continuer à) faire usage des signes déposés pendant la période postérieure à la date de dépôt. Si, dans la procédure fondée sur l'article 6ter, le déposant parvenait à obtenir un ordre d'enregistrement sur le fondement de faits et circonstances postérieurs au refus du dépôt par le BBM, cette liberté serait limitée et les concurrents pourraient être confrontés a posteriori à des actions en contrefaçon de marque.
30. Il est à noter que la réponse à la question V peut dépendre (notamment) de l'interprétation de l'article 3 de la directive sur les marques. La circonstance que le législateur Benelux a renoncé à introduire une disposition telle que visée dans la phrase finale du paragraphe 3 de cet article soulève en effet la question de savoir si l'impératif stipulé dans la première phrase de ce paragraphe doit être compris en ce sens que, lorsqu'un Etat membre n'a pas prévu de la manière visée à l'article 3, § 3, in fine, de la directive sur les marques que la disposition énoncée dans la première phrase de ce paragraphe s'applique également après la date (de la demande) d'enregistrement, l'usage de la marque postérieur à cette date ne saurait pas non plus être pris en considération. Dans son ordonnance précitée du 3 juin 1999, la cour d'appel de La Haye a reconnu cette difficulté mais elle a adressé la question s'y rapportant (question VII) uniquement à la Cour de Justice Benelux. Je pense que votre Cour, avant de statuer sur la question V dans la présente procédure, devrait soumettre cette question d'interprétation de l'article 3 de la directive sur les marques à la Cour de justice.
Examen des questions VI à IX
31. Les questions VI à IX trouvent leur origine dans la circonstance particulière que le signe considéré est constitué d'un mot nouveau composé de deux éléments qui, en soi, sont dépourvus de tout caractère distinctif pour les produits concernés. Les questions reposent sur l'hypothèse que l'appréciation du caractère distinctif suffisant d'un tel signe pour pouvoir servir de marque aux produits concernés s'effectue "in abstracto". Après les observations que j'ai été amené à faire sur ce mode d'appréciation dans le cadre des questions II à IV (§§ 20-24), je m'abstiendrai de me prononcer sur le bien-fondé de cette hypothèse et je me contente de noter que si se vérifie la conception suivant laquelle le BBM conformément à l'article 6bis et ensuite le juge conformément à l'article 6tern'ont pas seulement à apprécier "in abstracto", l'hypothèse qui sous-tend les questions concernées devient sans objet et il n'est donc pas nécessaire d'y répondre.
32. La matière traitée dans les questions VI à IX couvre entièrement des sujets qui entrent dans le champ de la directive sur les marques, à savoir les dispositions de l'article 3, § 1er, sous b, c et d. Sur cette matière, la cour d'appel de La Haye, dans son ordonnance précitée du 3 juin 1999, a déjà posé des questions à la Cour de justice (questions IXa, Xa et Xb). Je crois également devoir recommander à votre Cour de réserver à statuer sur les questions VI et VII posées par le Hoge Raad dans la présente affaire jusqu'à ce que la Cour de justice se soit prononcée sur les questions susvisées posées par la cour d'appel de La Haye.
33. S'agissant de la question IX, je voudrais faire observer ce qui suit. Le passage relevé dans le Commentaire commun est motivé de toute évidence par le souhait d'accorder au déposant le bénéfice du doute dans des cas douteux.
Outre les marges d'appréciation consenties au BBM par la directive sur les marques, il ne convient pas, me semble-t-il, de reconnaître une signification autonome à ce passage pour l'appréciation de la question de savoir si un mot nouveau composé de divers éléments, lesquels sont dépourvus en soi de tout caractère distinctif, peut servir de marque, ni pour la question de savoir quel rôle l'existence de synonymes peut jouer pour chacun des éléments constitutifs.
Conclusion
Je conclu à ce que votre Cour réponde affirmativement à la question I, négativement à la question IX, demande à la Cour de justice des Communautés européennes de se prononcer sur la question d'interprétation de l'article 3 de la directive sur les marques visée au § 30 ci-dessus avant de répondre à la question V, et réserve à statuer sur les autres questions jusqu'à ce que la Cour de justice des Communautés européennes se soit prononcée sur les questions d'interprétation de la directive sur les marques qui lui ont été posées par la cour d'appel de La Haye dans son ordonnance du 3 juin 1999 visée au § 12 ci- dessus.
La Haye, le 22 octobre 1999
* * * * *