Presque 25 ans après sa parution, l’arrêt Chiemsee semble être appliqué de façon plus restrictive par l’EUIPO. La décision stipule en effet que les noms de pays (du moins pour ceux au sein et autour de l’UE) sont en principe considérés comme descriptifs pour tous les produits et services possibles. Cette idée est tout à fait conforme aux idées fondamentales de Chiemsee, l’arrêt européen le plus important en matière de noms géographiques descriptifs. Cependant, la décision diffère de ce qui a été fait auparavant. Quel est l’objet de cette affaire ? Quels en sont les enjeux ? Et qu’est-ce qui a changé avec la décision ICELAND de la grande chambre de recours ?
Le contexte de l’affaire
Le réseau de supermarchés britanniques Iceland Foods Limited (ci-après : IFL) utilise avec succès la marque ICELAND depuis 1970. En 2002, IFL dépose une demande d’enregistrement pour la marque verbale ICELAND auprès de l’EUIPO. La demande est refusée pour une partie des produits, à savoir le poisson, les produits à base de poisson et les animaux vivants, mais elle est acceptée pour une grande variété de produits dans les classes 7, 11, 16, 29, 30 et 31. En référence aux dossiers Oldenburger et Chiemsee, la marque ICELAND est considérée comme descriptive pour le poisson, mais pas pour des produits comme le pain, la bière, le café, les imprimés, les réfrigérateurs ou la viande.
En 2016, l’État islandais demande à l’EUIPO la radiation de la marque verbale ainsi que de la marque figurative demandée par IFL en 2013.
Le gouvernement islandais adopte une position de principe en affirmant que la « bonne volonté » de son pays lui appartient et ne saurait être monopolisée par un groupe privé. Manifestement, l’État islandais est aussi irrité par le fait que la chaîne de supermarchés défend ses marques contre d’autres acteurs commerciaux (islandais) qui utilisent le terme « Islande » de façon exclusivement descriptive. L'Islande investit considérablement dans son image positive, éco-responsable, innovante et moderne et devrait par conséquent être en mesure de décider qui a le droit ou non d'utiliser - de manière descriptive - son nom de pays. Dans cette optique, nous pourrions imaginer une sorte de disposition 6ter de la Convention de Paris pour les noms de pays, comme elle existe déjà pour les drapeaux nationaux. En effet, ceux-ci ne peuvent être enregistrés en tant que marque (ou élément de marque) qu’avec l’autorisation de l’État concerné. Une affaire extrêmement intéressante se présente, avec une forte composante de politique internationale d’une part et une composante de dogmatique juridique très captivante d’autre part. Cette confrontation a abouti à la première procédure orale publique de la grande chambre de recours le 6 septembre 2022.
Disponibilité des noms géographiques : une difficile partie de ping-pong ?
Avant cette affaire, pour que la désignation d’un lieu géographique ou d’un pays soit qualifiée de descriptive, il fallait examiner pour chaque produit et service si le pays ou le lieu concernés avaient une réputation existante pour ces produits et services en question. C’était d’ailleurs l’approche choisie par IFL lors de l’audition. Mais cette soi-disant notoriété ou réputation est un concept curieux, car elle n’a jamais été mentionnée de façon aussi explicite comme étant un critère unique. Il s’agit surtout d’une interprétation large de l’arrêt Chiemsee qui « ne se limite pas à interdire l'enregistrement des noms géographiques en tant que marques dans les seuls cas où ceux-ci désignent des lieux qui présentent actuellement, aux yeux des milieux intéressés, un lien avec la catégorie de produits concernée mais s'applique également aux noms géographiques susceptibles d'être utilisés dans l'avenir par les entreprises intéressées en tant qu'indication de provenance géographique de la catégorie de produits en cause ». Or les termes « actuellement » et « à l’avenir » sont ici clairement utilisés.
L'Islande n'exporte pas que du poisson
L'Islande met en cause son statut d'État souverain dans le procès et IFL se défend en invoquant la législation et la jurisprudence actuelles. Ce qui suit n’est pas un débat normatif et dogmatique à proprement parler mais plutôt une partie de ping-pong verbal pour chaque produit et service. L’Islande est-elle connue pour cela ? Ou a-t-elle une réputation à cet égard ? Toutefois, nous nous rapprochons ainsi du cœur du problème, car s’il était exclusivement question de la réputation actuelle, « Amsterdam » ne pourrait être refusée que pour la marijuana, la prostitution en vitrine, les sabots, les tulipes et par exemple ses services de musées. « Amsterdam » pourrait ainsi être une bonne marque pour des ordinateurs, des voitures, des baguettes de pain et des aliments pour chiens. Ceci ne peut en aucun cas être l’intention de l’arrêt Chiemsee. Non, le café ne pousse pas en Islande et le pays n’est pas non plus renommé pour ses tomates. Toutefois, ces produits peuvent y être transformés ou provenir de là-bas. Et tel est précisément la portée de l'arrêt Chiemsee. Le problème est que, depuis, plusieurs arrêts de jurisprudence ont été rendus soutenant le point de vue d’IFL. « Alaska » a ainsi pu rester une marque d’eau minérale allemande, car au moment de la demande, le public européen n’aurait pas eu connaissance des importations d’eau minérale en provenance d’Alaska. En revanche, il est clair que « Andorra » ne peut pas être une marque, même pas pour le gouvernement d’Andorre.
La grande chambre de recours fait un virage à 120 degrés
Voyant le danger arriver, la grande chambre de recours a dû bifurquer pour ne pas poursuivre la voie suivie jusqu’alors. Car où placer les distinctions entre les produits ? Aujourd’hui, celle entre le poisson et la viande ne semble plus du tout crédible, ni justifiée. Surtout si on prend en compte la « valeur émotionnelle positive » de l’arrêt Chiemsee, soulevée à juste titre, dans les intérêts de l’Islande. La grande chambre de recours a choisi une voie cohérente et un raisonnement unique pour tous les produits et services, en décidant que ICELAND est une marque descriptive pour ces derniers. Et comme ultime justification, le fait est invoqué que l’Islande est une économie occidentale moderne, d’où tous les produits et services mentionnés peuvent provenir, aujourd’hui et à l’avenir. Le nouveau mantra est le suivant :
« À la lumière de ce qui précède, il est raisonnable de supposer que (...) est, dans l’esprit du groupe de personnes pertinent, capable de désigner l’origine géographique des produits. En raison du degré de familiarité des personnes concernées avec le pays (....), les caractéristiques de cette nation ainsi que les produits concernés, il est raisonnable de conclure que le signe est susceptible d’être utilisé à l’avenir par des entreprises comme l’indication d’origine géographique des produits. Par conséquent, il est plausible, crédible et raisonnable de considérer que la marque contestée est descriptive pour les produits en cause, du point de vue du public pertinent. »
L’Islande n’est donc pas seulement d’un point de vue géographique plus proche d’Andorre que de l’Alaska. Il est évident que la grande chambre de recours ne peut pas faire un revirement à 180 degrés en une fois. Mais il s’agit bien là d’un virage à 120 degrés, voire plus. Elle n’abandonne pas encore totalement l’idée que les noms de pays puissent être monopolisés comme marques verbales, mais elle prêche désormais clairement la prudence. Et c’est là, la plus grande victoire dans cette affaire. Comme on pouvait s’y attendre, IFL a depuis fait appel de la décision.